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Naguib Mahfouz et l’existentialisme sartrien

Raouya Amrani Boukobza

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Naguib Mahfouz et l’existentialisme sartrien

Raouya Amrani Boukobza

 

Naguib Mahfouz a lu Jean Paul Sartre. Nous en avons la confirmation par un passage de Pages de Mémoires dans lequel Naguib Mahfouz rapporte avec humour les affres de la police cairote qui doit écouter les conversations que Mahfouz et ses amis tiennent dans des cafés. A cette époque, en effet, la possibilité pour des écrivains de se réunir dans des cafés était soumise à l’autorisation du commissariat de police le plus proche. Or, les conversations entre Mahfouz et ses amis écrivains étaient d’une très haute intellectualité. Le malheureux indicateur, de culture moyenne, ne comprenait rien à ce que disait Mahfouz et ses commensaux. C’est Mahfouz qui devait rédiger les rapports de ce pauvre indicateur. L’intérêt de cette anecdote humoristique est de certifier, de manière indiscutable, que Mahfouz a lu Sartre. Nous citons d’après Pages de Mémoires p. 232 : « Le malheureux indicateur, de culture moyenne, présent comme prévu, ne comprenait rien à nos discussions sur Kafka, Sartre ou Camus. ».

Naguib Mahfouz parlait et lisait couramment en anglais. Il était également capable de lire en français. Mahfouz, n’a pas donné, de son vivant, d’indications précises concernant ses lectures de l’œuvre de Sartre. Il est possible cependant de supposer avec une très grande certitude qu’il a lu au moins La Nausée, puisque, dans un de ses romans Dérives sur le Nil, il met en scène un personnage qui assimile l’absurde et l’absolu. Or, cette équation ne se trouve que dans une seule œuvre de Sartre : La Nausée. Il est donc certain que Mahfouz a lu La Nausée de Sartre, soit en français, soit en anglais.
Naguib Mahfouz n’est pas existentialiste. Naguib Mahfouz est un musulman croyant mais pas un musulman traditionaliste, par exemple d’obédience wahhabite ou salafiste. Mahfouz n’est pas, par exemple, partisan de l’application stricte de la charia. Il est ce qu’il est convenu d’appeler un musulman modéré, ouvert aux enseignements de la science moderne et de la réflexion philosophique contemporaine. Le procès en athéisme qui lui a été fait après la publication de Les Fils de la Médina ne correspond pas à la réalité de sa position à l’égard de la religion musulmane. Naguib Mahfouz l’a dit, écrit et répété : il n’est pas athée, il n’est pas existentialiste.

Pour autant, Naguib Mahfouz a pu connaître, dans l’Egypte nassérienne et post-nassérienne, des « intellectuels » qui se présentaient comme athées et comme existentialistes. De ces « intellectuels » qu’on peut considérer comme marginaux il a fait des personnages de romans ou de nouvelles. C’est dans le roman Thartara Fawq al Nil, dont la traduction française est Dérives sur le Nil, que Naguib Mahfouz met en scène le personnage de Mustafa Rachid, avocat véreux, qui cherche l’absolu dans l’absurde. Son ami Ali as-Sayid, critique d’art corrompu, dit de lui qu’il est un philosophe « au sens moderne du terme, la philosophie selon Jean Genet qui englobe le vol, la prison et la perversion sexuelle … ». Chaque soir, ces hommes, qui sont au nombre de sept, se réunissent sur une péniche amarrée à une berge du Nil au Caire pour fumer du haschich et se livrer à une conversation débridée. C’est au cours d’une de ces conversations qu’Ali as-Sayid présente à une jeune journaliste Samara Bahjat, nouvelle venue dans le groupe, son ami Mustafa Rachid comme un existentialiste patenté. Ali as-Sayid et Mustafa Rachid connaissent suffisamment bien la philosophie de Jean-Paul Sartre pour savoir que pour Sartre l’absurde est un absolu et que Sartre a écrit sur Jean Genet un texte majeur, Saint Genet comédien martyr, dans lequel il fait de Jean Genet un héros existentialiste, un martyr et un saint inversés, dont la pureté consiste dans le vol, la prison et la perversion sexuelle.
Le mot « existentialisme » apparaît une seule fois dans un seul texte de Naguib Mahfouz. C’est dans une nouvelle intitulée l’Amour et le Masque que ce mot est utilisé en arabe : al woujoudiya. Cette nouvelle se trouve reprise dans un recueil dont la traduction française porte le titre de Le Monde de Dieu. Dans cette nouvelle, Mahfouz raconte l’histoire d’un homme condamné à l’hypocrisie et au mensonge par son mariage avec une femme très pieuse qu’un de ses amis qualifie d’ « imam de mosquée ». Le héros de cette nouvelle a connu un parcours personnel compliqué qui l’a conduit de l’athéisme au marxisme et du marxisme à l’existentialisme. Il aime sa femme par-dessus tout et fait semblant de revenir à la foi sous son influence : il lui fait croire qu’il fait chaque jour sa prière du matin et qu’il se rend à la mosquée pour le prêche du vendredi. Mais il demeure, au plus profond de lui-même, marqué par l’athéisme et par l’existentialisme sartrien. Un jour, il ne peut plus supporter de mentir. Il avoue la vérité à son épouse qui le quitte et demande le divorce. Contre toute attente, Mahfouz le montre infiniment soulagé de pouvoir vivre selon ses convictions intimes : vivre de ses rentes et continuer à exister au hasard, selon le néant qu’est, selon Sartre, la réalité-humaine.
L’œuvre de Naguib Mahfouz met en scène de multiples personnages dont la liberté a les caractéristiques de la liberté sartrienne. Pour Sartre, la réalité-humaine est un « pour-soi », en tant qu’elle est constituée d’un néant qui la distingue de la chose qui est, que Sartre appelle « l’en-soi ». Ce néant, c’est tout d’abord le néant du passé : la conscience s’arrache sans cesse à elle-même pour se néantiser dans un passé qui n’est plus. C’est ensuite le néant du futur : l’homme ne cesse de se projeter dans un futur qui n’existe pas encore. L’homme, constitué de ces deux néants, est condamné à être libre. En effet, si l’homme est néant, il est donc nécessairement indéterminé, c’est-à dire nécessairement libre. Cette liberté d’indétermination est surtout décrite par Mahfouz dans ses nouvelles, genre plus libre et plus spontané que le roman, sous la forme de jaillissements projectifs, de sautes de liberté, de brusque irruptions d’invention de la vie qui constituent autant d’actes et d’attitudes originaux. Dans la nouvelle intitulée Le Monde de Dieu, Naguib Mahfouz met en scène un vieil homme appelé ‘ amm Ibrahim, employé comme farrache dans une administration. ‘ Amm Ibrahim, chargé par le directeur d’aller chercher les salaires au service de la comptabilité, ne revient pas. La police se rend au domicile du vieil homme pour constater qu’il a disparu. Où est ‘ amm Ibrahim ? C’est là que Naguib Mahfouz fait intervenir dans son récit l’inattendu de la fantaisie comme invention de la vie, comme liberté sartrienne de choix et de libération. Avec l’argent de la paye, ‘ amm Ibrahim est parti à Aboukir, au bord de la mer, en compagnie d’une jeune prostituée, Yasmina, qu’il avait approchée dans le café où elle vendait des billets de loterie. Yasmina, le croyant riche, a accepté de le suivre à Aboukir et d’être sa maîtresse. ‘ Amm Ibrahim est pleinement heureux « comme si, enfant candide, il faisait fête au monde pour la première fois ». ‘ Amm Ibrahim sait que ce bonheur ne pourra durer que les quelques mois où il pourra entretenir sa compagne. Il sait que, revenu au Caire, la police ne pourra pas manquer de l’arrêter. Mais la perte de son travail et la prison lui apparaissent comme des incidents sans importance au regard du bonheur inouï qui a bouleversé toute son existence : « Oui, il l’aimait et lui était reconnaissant de l’avoir rendu heureux et d’avoir insufflé en lui une bouffée de jeunesse. ».

Dans une autre nouvelle du recueil Le Monde de Dieu, nouvelle dont le titre est « Sur les pas de la belle dame », le narrateur et personnage principal de la nouvelle est mû par une espèce de choix absolu, indépendant des circonstances, des obstacles et des difficultés. Ce choix instaure, dans son existence, une nouveauté radicale, une invention de la vie qui n’a jamais eu de précédent. Le narrateur suit les pas d’une belle dame depuis le matin jusqu’au soir jusqu’à ce que, captivé par le dos de la belle passante, il tombe malencontreusement dans un fossé. Mais c’est seulement son corps qui cède. Sa volonté, dans son choix absolu, reste intacte : « Dans un effort ultime, je cherchai des yeux la femme mais elle avait disparu sans laisser aucune trace. ». La liberté sartrienne du narrateur de cette nouvelle de Mahfouz est d’une telle indétermination qu’elle permet une certaine forme d’excès et d’insignifiance, comme si c’était le luxe de la liberté de permettre l’avènement du « n’importe quoi ».

L’existentialisme sartrien, nous espérons l’avoir montré, constitue un élément non pas dominant mais signifiant dans l’œuvre de Naguib Mahfouz. Mahfouz n’est pas existentialiste mais il s’inspire librement de certains concepts de l’existentialisme sartrien pour donner vie à certains personnages de ses nouvelles et de ses romans.

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